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vendredi 26 décembre 2014

Grands auteurs de la pensée juridique... Herbert L. A. Hart (1907-1992) ou le "soft positivism"



Dans l’univers complexe de la théorie positiviste du Droit, Herbert Lionel Adolphus HART (1907-1992) tient une place centrale, quoi qu’injustement occultée par l’aura extraordinaire, presqu’exclusive, que l’on accorde à son contemporain, Hans KELSEN. Pur produit de l’Université d’Oxford - dont il occupa la Chaire de Théorie du Droit de 1952 à 1968 – HART est avant tout un praticien qui perça, sur le tard et après un parcours peu orthodoxe, dans le monde universitaire. Il reste que son œuvre majeure, The Concept of Law (1961), reste sans aucun doute une référence incontournable pour quiconque cherche à comprendre ce qu’est le Droit, et la place très particulière qu’il occupe dans l’organisation de notre société.

HART est loin d’être un auteur consensuel, tant il s’est opposé à presque l’ensemble des grands noms du Droit de son époque (Hans KELSEN, Ronald DWORKIN, John RAWLS, Lord Patrick DEVLIN…). Mais son œuvre théorique n’est pas pour autant en rupture avec ses contemporains : il partage avec eux l’ADN de la théorie positiviste, cette idée que le Droit est avant tout un système de normes dont l’alpha et l’oméga ne peuvent être un droit idéal, conforme à la nature soit des choses, soit de l’Homme ou soit encore d’une croyance religieuse. Ainsi, parmi tous les systèmes normatifs envisageables, HART cherche à comprendre ce qui fait la particularité, la spécificité des normes de Droit.

Là où John AUSTIN (à ne pas confondre avec John Langshaw AUSTIN) avait avancé, dans The Province of Jurisprudence determined (1832) que toute règle de Droit se définit comme un commandement, HART réfute cette analyse (« une dénaturation du Droit », dit-il) en relevant que s’il devait en être ainsi, le Droit ne serait pas différent des ordres que donne le bandit à ses victimes aux fins qu’elles lui remettent leur bourse (et dont la sanction serait le meurtre), ou des autorités morales qui ordonnent aux Hommes de respecter tel ou tel principe de vie (et dont la sanction serait la réprobation du groupe). En conséquence, HART refuse de réduire l’idée de Droit à celle de sanction, consubstantielle au commandement, et entrevoit qu’en réalité, le Droit se présente sous une forme bien plus complexe.

Certes il existe en Droit comme dans d’autres systèmes normatifs, des « règles primaires » qui prescrivent des comportements, actifs ou passifs, sous la forme d’obligations : « il est interdit de rouler à plus de 130 km/h sur les autoroutes », « il est interdit de tuer », « il faut porter assistance à ses parents »… Mais ce qui distingue le Droit des autres systèmes normatifs, nous dit HART, c’est qu’il y existe aussi des « règles secondaires » qui organisent la vie des règles primaires au sein du système juridique. Parmi elles,

·        Les règles de changement, qui habilitent certaines autorités à produire de nouvelles règles primaires, ou à modifier ou supprimer celles qui existent déjà ;

·        Les règles d’adjudication, qui habilitent certaines autorités à juger les litiges et qui fixent les procédures à suivre pour ce faire ;

·        Les règles de reconnaissance, qui précisent les critères qui indiquent, de façon « positive et décisives », que telle règle primaire est bien une règle de droit ;

Dans cet ensemble, les règles de reconnaissance sont évidemment les plus fondamentales, car ce sont elles qui apposent le label « règle de Droit » sur telle ou telle norme, et qui permettent dès lors aux règles de changement et d’adjudication de jouer leur rôle. Que nous apprend HART sur ces règles si déterminantes ?

Tout d’abord, elles représentent « une forme de coutume judiciaire qui n’existe que si elle est acceptée et mise en pratique par les juridictions dans leurs activités d’identification et d’application du droit ». Nous sommes donc face à une convention sociale, adoptée et pratiquée par les juges qui ont l’autorité d’agir ainsi.

Ensuite, elles contiennent des critères qui, même s’ils varient d’un système de Droit à un autre, partagent le double objectif d’une part d’identifier les règles juridiques, d’autre part d’affirmer leur validité. Ainsi parmi ces critères, se trouveront évidemment des critères purement formels (règle issue d’une autorité habilitée, respect d’une procédure donnée…). Mais, nous dit HART, étant donné que l’on entend également affirmer la validité d’une règle primaire, la règle de changement peut aussi contenir des critères substantiels, c’est-à-dire qui portent sur le contenu de la règle primaire, et qui sont de nature morale et/ou politique. C’est évidemment sur ce dernier point (ce que HART appelle un « positivisme tempéré ») que la controverse avec les positivistes les plus radicaux, ceux qui sont les plus attachés à l’idée d’une Théorie pure du Droit (comprendre, un Droit épuré de toute considération morale, politique, historique, sociologique…), a pris naissance. Aujourd’hui encore, elle anime le débat doctrinal en rendant possible, au contraire de ce que soutenait KELSEN, des interactions entre le positivisme juridique et la considération éthique. Il nous faut, sur ce point, préciser la pensée de HART.

Si HART fait effectivement preuve de réalisme en pointant la capacité du juge à rétablir un lien entre l’éthique et le droit positif, il ne souscrit pas pour autant aux affirmations du courant réaliste américain qui considère que le juge, fondé sur son arbitraire, est l’unique créateur du droit positif. C’est que, nous dit-il, les règles de Droit ont toutes un « noyau de signification établie » qui lie le juge dans l’interprétation qu’il fait de celles-ci. Certes, selon la qualité de la formulation que retient le législateur, il y aura toujours l’intervention d’une marge d’appréciation personnelle, tout comme il est indiscutable que les énoncés juridiques s’appuient sur des termes qui peuvent avoir plusieurs significations et/ou peuvent évoluer dans leur sens (HART désigne ici la « texture ouverte » des énoncés juridiques). Dès lors si l’influence des convictions morales et/ou politiques du juge dans l’œuvre de « dire le Droit » est indéniable, elle reste néanmoins limitée.

HART reste donc attaché à la distinction entre le Droit, appréhendé comme un ensemble de normes spécifiques, et la Justice qui est l’objectif éthique que poursuit le juge à partir de son interprétation des règles de Droit et de leur adaptation aux cas d’espèce qui lui sont soumis… mais, tout en restant distinctes par nature, l’un et l’autre sont inévitablement amenées à se rencontrer par le biais de l’oeuvre judiciaire, et à produire une étrange alchimie qui les nourrit l’un et l’autre, dans une mesure certes relative mais indéniable. L’imperméabilité absolue entre l’Ethique et le Droit est donc, dans une perspective hartienne, un dogme kelsénien contestable dans son intransigeance. Il n’en demeure pas moins que pour HART, comme pour KELSEN, l’idée de Droit désigne un ensemble de normes de « devoir-être » (Sollen) qui ne sont pas réductibles aux phénomènes du factuel et de l’ « être » (Sein).        

Observons une autre différence fondamentale d’avec la pensée de KELSEN. Alors que ce dernier propose de concevoir l’ordre juridique comme une pyramide de normes, où chacune est considérée comme valide dès lors qu’une norme supérieure en dispose ainsi, ce qui suppose in fine qu’au début de la chaîne de validité se trouve une Constitution originelle qui n’est rien d’autre qu’une fiction (de l’aveu même de KELSEN), HART propose un modèle plus souple, plus concret, fondé sur la seule articulation des règles primaires et secondaires, et dont la représentation n’est pas nécessairement pyramidale. C’est ainsi que certains disciples de HART - François OST et Michel VAN DE KERCHOVE - ont récemment proposé un modèle de « Droit en réseau » qui parait bien plus adapté à l’organisation sociale contemporaine. Nous y reviendrons dans un prochain article. 

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